Hérétique

Je suis arrivé à un âge où on a déjà un certain recul: on se souvient exactement comment les choses étaient il y a 30 ans, on voit comment elles sont aujourd’hui, et on peut faire la comparaison. J’ai aussi eu la chance de vivre dans 3 pays différents, pendant assez longtemps, et en étant assez immergé dans la vie locale pour pouvoir faire des comparaisons.

Tout cela fait énormément de données sur les êtres humains, la société, l’économie, la politique, etc. Une telle masse de données demande à être organisée, structurée. Elle demande d’être intégrée à un modèle de l’être humain, de la société, de l’économie, de la politique, de l’histoire, de la philosophie, etc.

Or, je n’ai pas fait qu’observer ce qui se passait autour de moi, j’ai aussi écouté les théories que l’on faisait à ce sujet. Tous les hommes politiques, tous les économistes exposent leur vision du fonctionnement de la société. Tous les journalistes d’opinion, les pamphlétaires, proposent des explications. Ces explications sont variées dans une certaine mesure, mais elles ont aussi – malgré leur diversité superficielle – certains présupposés en commun. Ces présupposés, rarement avoués explicitement mais bel et bien présents, sont en fait les marques caractéristiques de leur origine:

  • ce sont des explications de l’époque actuelle, pas d’il y a un siècle ou deux ou cinq (date);
  • ce sont des explications qui circulent dans les grandes démocraties occidentales développées (lieu);
  • ce sont des explications “officielles” avancées par des personnalités prestigieuses et très écoutées (statut).
Donc d’un côté, les faits ; de l’autre, les explications, qui combinent une extrême diversité de surface avec une extrême commonalité de présupposés profonds.

Or, que vois-je quand je compare les faits avec les explications ? Je vois que ça ne colle pas. Je vois que, dans l’ensemble limité par les présupposés officiels, toutes les explications, aussi diverses soient-elles, se valent, en ce sens qu’elles sont toutes aussi peu satisfaisantes. Je n’en ai trouvé aucune capable de rendre compte des faits que j’ai observés pendant 3 décennies dans 3 pays. C’est à la fois très décevant et très troublant.

Alors que faire ? Abandonner ? Se dire que les faits ont tort et adopter l’une de ces explications officielles, choisie aléatoirement puisqu’elles sont toutes incapables de rendre compte des faits ? Ou encore pire : se dire qu’il n’existe aucune explication ? Ça serait prématuré.

En plus, ce n’est pas ce que je ressens. Je ressens que certaines tendances lourdes se déroulent pour une raison précise, je vois que certaines explications populaires ont une capacité partielle à expliquer certains aspects mais pas d’autres. Je me dis qu’il faut continuer à creuser.

Mais cela implique de sortir du champ des opinions acceptées (statut/date/lieu). Il faut faire appel à l’histoire des idées : piocher dans les idées qui avaient cours dans le passé et sont aujourd’hui en contradiction avec les presupposés universels. Il faut aller chercher du côté des perdants de l’histoire des idées. Du côté de ceux qui étaient respectés comme des adversaires valeureux, et un jour ont perdu, alors ils ont été complètement laminés et effacés.

C'est donc ce que j’ai fait.

Et, à ma grande surprise, j’ai trouvé qu’il y a un groupe d’idées qui me semble très bien coller aux faits tels que je les observés tout au long de ma vie. Ces idées ont eu un statut très fort à certaines époques dans le passé, mais maintenant peu de gens les connaissent ou les prennent au sérieux. Je n’y peux rien si, moi, je les prends plus au sérieux que toutes les explications officielles. On peut définir ces idées par une succession d’écoles de pensée :
  • les scolastiques de l’université de Salamanque (en Espagne) au XVIème et XVIIème siècles, tels que : Domingo de Soto (confesseur de Charles Quint), Diego de Covarrubias (évèque de Ségovie) et Martin de Azpilcueta.
  • les physiocrates en France au XVIIIème siècle, tels que : Vincent de Gournay (intendant du commerce sous Louis XV), Richard Cantillon et Turgot (ministre des Finances de Louis XVI).
  • l’école française d’économie du XIXème siècle : Jean-Baptiste Say (titulaire de la première chaire d’économie au collège de France), Frédéric Bastiat (député des Landes) et Gustave de Molinari.
  • l’école autrichienne d’économie entre 1871 et la seconde guerre mondiale : Carl Menger (titulaire de la chaire d’économie politique à l’université de Vienne), Eugen von Böhm-Bawerk et Ludwig von Mises (conseiller économique du gouvernement autrichien dans les années 1920).
Il existe une filiation directe entre ces écoles de pensée, et elles partagent essentiellement la même vision du monde, même s’il y a fort heureusement un certain progrès au fil du temps. Dans leurs pays respectifs, elles ont chacune tenu le haut du pavé sur la scène intellectuelle pendant plusieurs décennies.

Aujourd’hui, elles sont tombées en désuétude. C’est un terme relatif. Il y a plus d’économistes de l’école autrichienne vivants que morts. Mais c’est parce que le nombre total d’économistes professionnels sur la planète a explosé. Relativement à la profession d’économiste en général, les héritiers de cette longue tradition sont complètement marginalisés. Ils n’apparaissent pas dans les médias, ne sont pas nommés aux postes de responsabilité dans les gouvernements, et ne détiennent pas de chaires d’université prestigieuses. C’est parce qu’ils ne partagent pas les présupposés qui font qu’une pensée a sa place dans le champ de ce qui est admis actuellement.

C’est donc une pensée fragile, parce que l’ensemble du discours officiel contemporain est destiné à la ridiculiser. Et pourtant, le fait qu’elle ait tenu le haut de pavé pendant si longtemps, dans des pays différents, attirant les meilleurs esprits de son époque, et léguant des livres et des idées qui sont encore lus aujourd’hui, ça devrait suffire à établir que ce n’est ni fou, ni ridicule. C’est une école qui a perdu la lutte intellectuelle du XXème siècle. Pendant la première moitié du XXème siècle, l’école autrichienne était considérée comme un adversaire redouté et respectable. Maintenant c’est une vision incroyablement dépassée, pour ne pas dire extrême. Il se sont fait excommunier par les détenteurs du pouvoir intellectuel, ce sont des hérétiques. Excommunier mais pas exterminer. Ces idées sont encore tolérées dans certains coins reculés, d’où elles ne peuvent pas créer de remous et influencer le grand public.

Géographiquement, ces idées ont encore une fois changé de pays et se développent maintenant principalement aux États-Unis. On peut citer comme figures principales : Murray Rothbard (Brooklyn Polytechnic Institute), Hans-Hermann Hoppe (University of Nevada Las Vegas) et Walter Block (Loyola University New Orleans). Cette tradition a deux journaux de recherche scientifique à comités de lecture : Quarterly Journal of Austrian Economics et Journal of Libertarian Studies ; un think tank : le Ludwig von Mises Institute à Auburn dans l’Alabama ; et même un site internet qui porte un regard original sur l’actualité avec une demi-douzaine d’éditoriaux nouveaux chaque jour : www.lewrockwell.com. Néanmoins, cette tradition n’a pas dans les États-Unis d’aujourd’hui le statut proéminent qu’elle avait en Autriche il y a 100 ans, en France il y a 200 ans ou en Espagne il y a 500 ans, loin s’en faut.

Une partie de ce qui fait qu’une tradition perd la bataille des idées, c’est qu’on lui vole son nom. Les gagnants de la bataille des idées n’ont consenti à leur laisser que des noms imprononçables comme « austro-libertarien » ou « praxéologie », j’en passe et des meilleurs. Alors, si cette tradition de pensée n’a pas de nom, et n’a pas droit de cité dans le débat public, comment la décrire ?

Au niveau le plus fondamental, c’est une tradition qui proclame qu’il existe certaines lois naturelles dans le domaine des sciences humaines, des sciences politiques, de la science économique. Ces lois sont immuables et l’homme peut au mieux les découvrir et les utiliser pour choisir ses actions, mais il ne saurait en aucun cas les modifier, pas plus qu’on ne peut modifier la loi de la gravité. De plus, ces lois ne peuvent être découvertes que par la logique, le raisonnement théorique, et l’introspection : elles ne sont pas susceptibles d’être prouvées ou infirmées par l’expérience, pas plus qu’on ne peut prouver ou infirmer par l’expérience le théorème de Pythagore.

Il faut bien se rendre compte à quel point ces fondements sont en porte-à-faux avec les présupposés du discours contemporain. Cela viole tous les arguments constructivistes selon lequel l’État peut construire un homme meilleur, une société meilleure, si seulement il prend telle ou telle mesure. Actuellement, c’est l’État qui écrit les lois. Eux, ils disent que la loi est au-dessus de l’État.

Cela viole aussi toutes les théories positivistes et empiricistes. Cela offense tous ceux qui essaient de fonder l’économie sur les mêmes bases que la physique : une base expérimentale et une modélisation mathématique poussée.

Il n’existe que deux positions acceptables dans le débat actuel : soit nier la possibilité de tenir un discours scientifique sur l’action humaine, nier l’existence de lois universelles en ce domaine ; soit dire qu’un tel discours scientifique est possible, certaines lois peuvent être découvertes, mais uniquement selon la méthodologie des sciences physiques. Or, eux, rejettent ces deux approches. Ils disent qu’il existe des lois de l’action humaine, mais que celles-ci ne sont pas analogues à celles de la physique, qu’elles procèdent d’une épistémologie différente et spécifique à la nature humaine.

Ces lois sont peu nombreuses, et peu de nouvelles ont été découvertes depuis les scolastiques espagnols du XVIème siècle, même si certains raffinements et certaines conséquences ont été développées au fil du temps. Ces lois sont universelles, et s’appliquent tout autant à un royaume de la Renaissance qu’à une démocratie moderne.

Savoir quelles sont ces lois, c’est en somme moins important que le fait qu’elles existent indépendamment de la volonté activiste des ingénieurs sociaux. Nous sommes tous des ingénieurs sociaux aujourd’hui : nous croyons qu’une peu de volonté suffit à remodeler la société de telle ou telle manière, et nous ne nous posons jamais la question de savoir s’il existe des limites naturelles à ce qu’une telle volonté peut accomplir. C’est précisément ce qui m’a choqué quand j’ai analysé les trois décennies de données accumulées dans trois pays différents : j’ai réalisé que les politiques volontaristes et constructivistes les mieux intentionnées semblaient se heurter à des lois invisibles, un peu toujours les mêmes, qui frustraient leurs efforts et engendraient des conséquences complètement différentes voire opposées.

J’ai trouvé que cette tradition hérétique était la seule qui acceptait la notion que ces lois existent. Une fois que l’on accepte que des lois naturelles de l’action humaine existent, il n’est pas difficile de se mettre d’accord pour savoir lesquelles. Un peu de logique et d’introspection, en s’inspirant des exemples les plus frappants autour de nous, et le tour est joué. Parmi ceux qui acceptent cela, il y a très peu de désaccord au sujet de l’énoncé précis des lois.

La grande question, la voilà : est-il possible de tenir un discours scientifique au sujet de l’action humaine, de l’économie et de l’organisation sociale, un discours qui énonce des lois précises, tangibles et inviolables, et pourtant qui repose sur des présupposés complètement différent de ceux des sciences physiques ? Du XVIème siècle à la seconde guerre mondiale, de grands penseurs reconnus et respectés dans leur pays ont dit que oui. Depuis, ils ont été excommuniés par les maîtres de la pensée moderne, et ne subsistent que dans quelques sanctuaires qu’ils se sont recréés loin des centres de pouvoir.

L'argument-massue qui, à mon sens, prouve sans aucun doute possible que cette approche est non seulement la meilleure mais la seule possible, le voilà. Premièrement, dire qu'il n'existe aucune loi dans les sciences humaines, c'est inacceptable parce que ça nie la capacité de la raison à donner un sens à ce qui nous entoure: c'est la porte ouverte à tout et n'importe quoi. Deuxièmement, dire que ces lois peuvent être identifiées par les mêmes méthodes que dans les sciences physiques, c'est inacceptable parce que ça nie la liberté d'action qui définit notre humanité: ça nous rabaisse au rang de bactéries et d'électrons. C'est pour cela que le seul moyen de dire quelque chose de sensé au sujet de l'économie et de l'organisation sociale est de bâtir un corpus scientifique sur une méthodologie différente de celle des sciences physiques, destinée à prendre en compte spécifiquement la liberté de l'être humain. Parmi les discours qui tombent dans cette catégorie, la pensée de l'école autrichienne est la seule à pouvoir prétendre à être qualifiée de scientifique.

Pour donner une idée de ces lois, on peut faire une liste incomplète mais néanmoins suffisamment représentative pour commencer :
  1. L’action humaine est la poursuite délibérée par un agent des objectifs qu’il s’est fixé, en employant des ressources rares à sa disposition.
  2. Toute action vise à augmenter le bien-être subjectif de l’agent au-dessus du niveau où il aurait été si l’action n’avait pas été faite.
  3. Lors d’une transaction volontaire, les deux parties sont gagnantes. En effet, si l’une au moins des deux parties ne pensait pas que la transaction augmente son propre bien-être subjectif, elle aurait tourné le dos et serait partie sans l’effectuer.
  4. La valeur d’un objet ou d’un service n’est pas un attribut intrinsèque. C’est simplement le prix que paie un acheteur pour cet objet ou ce service au cours d’une transaction volontaire.
  5. Une plus grande quantité d’un bien est préférée à une plus petite quantité du même bien.
  6. Si l’on maintient artificiellement le prix de quelque chose au-dessus du prix qui serait spontanément apparu sur le marché libre, alors il y aura plus de vendeurs et moins d’acheteurs qu’en l’absence d’intervention.
  7. Si l’on maintient artificiellement le prix de quelque chose au-dessous du prix qui serait apparu spontanément sur le marché libre, alors il y aura moins de vendeurs et plus d’acheteurs qu’en l’absence d’intervention.
  8. La production doit précéder la consommation.
  9. Aucune chose ou partie d’une chose ne peut être la propriéte exclusive de plus d’une personne à la fois.
  10. La propriété et les titres de propriété sont deux entités distinctes. L’augmentation du deuxième sans augmentation correspondante du premier n’augmente pas la richesse de la société, mais amène une redistribution de la richesse existante.
Cela n’a l’air de rien, mais c’est beaucoup. Ça a des conséquences multiples sur toutes les grandes questions de société qui occupent la première place dans les débats actuels. Seulement voilà, comme la tradition scolastique-physiocrate-austro-libertarienne n’a pas droit de cité, parce qu’elle a perdu la bataille des idées au XXème siècle, elle ne peut pas peser sur le débat. Si elle essayait de se faire entendre, elle se ferait conspuer et chasser par tous les gardiens du temple de la raison.

Ce ne sont pas juste les présupposés qui ont été déclarés hérétiques, ce sont les conclusions aussi. En effet, il n’est pas surprenant que des présupposés aussi éloignés de ceux qui sont officiellement tolérés engendrent des conclusions tout aussi éloignées de celles qui sont officiellement tolérées.

Quand le débat se déplace du niveau des présupposés à celui des conclusions, le ton change dramatiquement. Au niveau des présupposés, on dit simplement que les méthodes autrichiennes sont dépassées et erronnées. L’erreur est humaine, et la communauté scientifique a décidé que vous aviez tort. On n’attaque pas la personne, la compétence, la santé mentale de ces universitaires : on dit juste qu’ils perdent leur temps et font fausse route. La preuve, c’est que les tenants de cette approche ont quand même des postes de professeur d’économie dans des universités accréditées, même si elles sont peu prestigieuses, au lieu d’être gourous de cultes.

Par contre, au niveau des conclusions, la critique est beaucoup plus sévère : on dit qu’ils sont fous, dangereux, extrémistes. On les compare presque à des terroristes. On dit qu’ils sont méchants, criminels et abominables.

Comment les conclusions logiques d’une approche scientifique qui a régné en maître pendant des siècles dans plusieurs pays civilisés peuvent-elles être qualifiées de folles ? La folie, n’est-ce pas le contraire de la raison, et le caractère rationnel de cette approche scientifique n’est-il pas reconnu par tous, même par ceux (majoritaires) qui préfèrent emprunter une approche scientifique différente ?

Cette question est très gênante. D’autant plus que la liste des 10 lois naturelles de l’action humaine énoncée plus haut ne semble pas folle du tout.

Voilà où j’en suis : la seule théorie de l’action humaine que j’ai trouvée pour expliquer les observations que j’ai collectées durant trois décennies dans trois pays différents fait que je suis traité de fou. C’est une position très désagréable. La quête du savoir a fait de moi un hérétique.

A suivre...

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