Protéger les naïfs : est-ce possible ?

Dans le cadre de ma série sur le rôle régulateur de l'état, j'examine à présent l'idée selon laquelle il est possible de protéger les faibles, les naïfs, ceux qui n'ont pas le savoir, l'éducation, ou la maîtrise nécessaire de la complexité de notre société.

La triste vérité, c’est qu’on ne peut pas empêcher les gens de faire des conneries. A la limite, on ne pourra jamais empêcher les gens de se suicider. Si on empêche une connerie, les faibles, les naïfs, ceux qui n'ont pas le savoir, l'éducation, ou la maîtrise nécessaire de la complexité de notre société en feront une autre. Cela revient à faire un choix entre des conneries permises et d’autres qui ne le sont pas. Mais à partir du moment où la pire des conneries, qui est le suicide, sera toujours possible, ce choix est purement arbitraire, et on ne peut pas dire qu’on empêche les grosses conneries pour ne permettre que les petites.

D’ailleurs, une société où le suicide serait interdit serait une société infiniment triste. Les esclaves n’avaient pas le droit de s’auto-mutiler. Un soldat assujetti aux ordres de ses officiers n’a pas le droit de se suicider non plus. Ce sont là les deux conditions humaines qui représentent la négation parfaite de la liberté. La liberté, c’est aussi la liberté de faire des conneries.

En général, ce sont les sociétés les plus sévèrement contrôlées, c’est-à-dire celles où les gens ont le moins le droit de faire leurs propres conneries, qui ont le taux de suicide le plus élevé.

En allant un cran plus loin, si on veut le modèle d’une société où le suicide est non seulement interdit mais impossible, il y en a un seul : l’enfer décrit par Jean-Paul Sartre dans sa célèbre pièce de théâtre "Huis Clos". Même battre des paupières pour se reposer un instant des tourments de l’enfer était impossible.

Si donc on reconnaît que disposer librement de son corps est une condition fondamentale de la dignité humaine, ce qui implique de pouvoir en user pour le bien ou le mal, le développer ou le meurtir, alors a fortiori les gens peuvent faire les autres conneries de moindre importance qui ne mettent en danger que les biens matériels en leur possession.

De plus, il est complètement impossible de juger de manière objective du caractère inutile, défectueux ou nocif d’un produit ou d’un service. Un placébo, par exemple, est inutile parce qu’il ne contient aucun médicament actif, et pourtant il guérit certains malades par un effet purement psycho-somatique. L’espérance mathématique de gain au loto est négative, et pourtant ça donne un peu de joie et d’excitation aux gens qui n’en ont pas d’autre. Transpercer ses organes génitaux avec des petits bijoux est nocif, et pourtant beaucoup de jeunes adorent ça. On pourrait multiplier les exemples à l’infini.

Pour déterminer si l’interdiction de telle ou telle transaction commerciale protège le client (qu’on suppose naïf), ou au contraire lui nuit, il faudrait lire dans son âme. On ne sait pas pourquoi les gens font ce qu’ils font. Il faudrait être Dieu pour en juger. Or aucun homme et aucune collectivité d’hommes ne peut se prendre pour Dieu. Ça serait fou et dangereux.

Cette attitude présuppose que celui qui porte le jugement est omniscient et supérieur au client dit « faible et naïf ». C’est une négation profonde du principe d’égalité auquel les Français, et surtout les agents de l’état, se disent si attachés. Et pourtant il faut bien être supérieur pour juger qu’un autre est incapable de savoir ce qui est bon pour lui. L’état ne peut pas se positionner par rapport à ses administrés comme un père vis-à-vis de ses enfants en bas âge, ce serait profondément insultant et infantilisant. Les membres de l’appareil d’état sont des hommes comme les autres, ni plus sages ni plus justes, et le fait d’avoir passé un concours de fonctionnaire ou gagné une élection ne leur confère aucun pouvoir divinatoire surhumain.

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