Pourquoi Je Suis Anarchiste

Il m'est difficile d'avoir des relations normales avec des gens, que ce soit au niveau personnel ou professionnel, sans que, passé un certain niveau d'intimité et d'appréciation mutuelle, je ne me sente obligé par honnêteté intellectuelle de leur donner un petit indice du fait que j'ai des opinions politiques sensiblement différentes de la moyenne. Ces jours-ci, ça peut facilement survenir au détour d'une conversation où ils me demandent si je suis la campagne présidentielle et si je vais voter. Faire une réponse banale, politiquement correcte, voire glisser élégamment sur le sujet, serait un mensonge éhonté quand mes opinions sont tout sauf banales. Alors que dire?

J'ai essayé bien des approches, et le problème principal, c'est que les gens n'ont jamais rien lu de Rothbard, ne savent même pas qu'il existe, et ne sont au fond pas vraiment intéressés par ces questions trop profondes pour eux. C'est comme si moi je parlais avec quelqu'un au sujet d'une chaise, et qu'il saisisse cette occasion pour se révéler brusquement un passionné de décoration intérieure qui s'est beaucoup investi dans ce domaine et a adopté une vision très extrême de ce qui constitue le meilleur style de déco. S'il me fait tout un laïus là-dessus, je vais le prendre au mieux pour un emmerdeur, et au pire pour un fou dangereux. Je vais essayer de dévier le sujet, et s'il persiste je vais essayer de l'éviter dans le futur. Si jamais je le rencontre quand même, je ferai bien attention à ne parler en aucun cas de chaises.

C'est parce que je ne connais rien à la décoration d'intérieur, que ça ne m'intéresse pas, et que ses théories sur le style de déco ne sont pas accrochées à mon univers. J'ai besoin de décoration intérieure pour vivre, à la limite je suis obligé d'en avoir une par défaut, puisque j'ai quand même acheté des meubles, donc j'ai décoré que je le veuille où non, mais ce n'est pas un chèque en blanc pour m'asséner les théories les plus poussées sans que je l'y invite.

Eh bien les gens normaux, c'est pareil, et le challenge est de signaler ma différence d'une manière qui soit mémorable pour eux, et qui ouvre la porte à de plus amples discussions s'ils sont suffisamment intrigués, mais sans les assommer ou utiliser des mots hors de leur vocabulaire courant.

Donc je me dis... anarchiste!

C'est sympa, parce que tout le monde sait bien ce que ça veut dire. Ce sont des gens qui veulent mettre à bas l'état. Que quelqu'un de propre sur lui, normalement constitué, avec un boulot respectable, un citoyen-modèle en apparence, se dise anarchiste, c'est rigolo. Ça dénote une certaine originalité, une capacité à penser pour soi-même. Ça éveille la curiosité. C'est une invitation au voyage intellectuel, qu'on est libre d'accepter ou non.

Pour les curieux qui ont envie de continuer sur ce sujet, ça laisse tout un tas d'ouvertures possibles:

  1. Ah bon, tu veux faire sauter le Président de la République avec une bombe?
  2. Tu crois vraiment que "la propriété, c'est le vol", comme l'a dit le célèbre penseur anarchiste Proudhon?
  3. En somme, tu es pour le désordre?
  4. Mais tu ne crois pas à la démocratie?
  5. Tu veux laisser chacun faire ce qui lui plaît?
Etc, etc. Chacune de ces questions permet de préciser un point important de ma pensée. Les réponses sont numérotées dans le même ordre que les questions:
  1. Non, je ne crois pas que la violence physique contre les symboles de l'état soit le meilleur moyen de le détruire, au contraire ça ne fera que le renforcer. L'état repose sur le consentement de la population, et le jour où ce consentement n'existera plus l'état s'écroulera lui-même comme un château de cartes. Donc je crois qu'il faut délégitimer le concept d'état auprès des citoyens, un à un, comme je le fais maintenant. L'état est une institution absolument dénuée de légitimité, et je ne vois pas pourquoi les gens obéissent aux représentants de l'état qui leur donnent des ordres, au lieu de s'en moquer et de les ignorer. Ça doit être le prestige de l'uniforme. (Ce qui incite mon interlocuteur à essayer de justifier la légitimité de l'état, et s'il prononce les mots "contrat social" ça me donnera une ouverture pour attaquer ce concept.)

  2. Devant le succès de la phrase, il a été rapidement obligé de préciser que cela concernait uniquement la propriété conquise par la force. Au contraire, il a expliqué que la propriété privée légitimement acquise était le seul rempart contre l'invasion de l'état, donc le meilleur garant de la liberté. Il devrait être célèbre pour avoir dit: "La propriété moderne peut être considérée comme le triomphe de la liberté". (Ce qui permet de se démarquer des soi-disant anarchistes socialistes, qui sont plus connus, mais ne réalisent pas que toute notion de propriété collective nécessite forcément qu'une institution totalitaire existe pour faire respecter l'égalité de consommation.)

  3. Non, l'ordre c'est ce qui émane spontanément d'en-bas. Toi, dans ta vie, tu ordonnes tes objectifs selon tes priorités et tu agis en conséquence. Ce sont les contraintes imposées d'en-haut par l'état qui créent le désordre. Dans les relations humaines, c'est pareil, les gens se coordonnent comme ils le veulent, établissent leur relation par consentement mutuel, et c'est l'état qui est facteur de désordre en s'immisçant entre eux. Tu n'as qu'à comparer le degré d'organisation de la production industrielle aux Etats-Unis dans les années 1980 avec le désordre d'une économie soviétique où régnaient le gâchis, les files d'attente, les étalages vides et les produits inadaptés aux désirs des consommateurs, pour voir que c'est toujours l'interventionnisme étatique qui crée le chaos. (Ce qui permet de dire que le vrai libéralisme économique est anarchiste.)

  4. Si, mais la vraie démocratie. La démocratie c'est le pouvoir au peuple. Or quel est le droit le plus fondamental dont ont besoin les gens? S'ils ne sont pas contents de l'état centralisé qu'on leur impose, ils doivent pouvoir en former un autre avec leurs voisins et déclarer leur indépendance. Ça, c'est vraiment donner le pouvoir au peuple. Ça s'appelle le droit de sécession. La magnifique Déclaration d'Indépendance des Etats-Unis en 1776 en est la plus parfaite illustration. Or laquelle de nos soi-disant démocraties garantit le droit de sécession? Aucune. En France, la Vendée a essayé de faire sécession dès la proclamation de la Première République, et Robespierre a envoyé les soldats y commettre un génocide. Même en Suisse, les cantons catholiques ont essayé de faire sécession en 1847 et ont été battus à plate couture. Aux Etats-Unis, les Etats du Sud ont essayé de faire sécession en 1861, et il y a plus de soldats Américains qui sont tombés à la bataille de Gettysburg que pendant tout le XXème siècle, guerres mondiales comprises. Si on regarde les constitutions de toutes les soi-disant démocraties, il n'y en a pas une seule qui garantisse le droit de sécession. Cela veut dire que personne n'a consenti à l'état central, puisque personne n'a le droit de constituer un état alternatif. L'absence du droit de sécession ridiculise définitivement tous les mensonges des soi-disant démocraties actuelles selon lesquels le pouvoir serait prétendument donné au peuple. (Cela peut permettre de relancer sur la différence entre la démocratie et l'anarchie, et dire qu'il n'y en aurait aucune si chaque maison avait le droit de faire démocratiquement sécession de l'état central: la vraie démocratie est anarchiste.)

  5. Pas du tout, l'anarchie ça dit que les contraintes imposées par l'état sont illégitimes. Ça ne dit pas qu'aucune contrainte n'est légitime. Si je te vole ta montre, tu peux me contraindre à te la rendre, et c'est complètement légitime. En fait, c'est le seul moyen d'avoir une anarchie qui fonctionne, ou même n'importe quelle société qui fonctionne, c'est en la fondant sur le respect absolu de la propriété privée. (Ce qui ouvre la question du meilleur moyen de défendre la propriété privée contre les voleurs et autres agresseurs, et d'expliquer pourquoi l'état est l'institution la moins à même d'assurer cette défense.)
En plus, se dire anarchiste, c'est plutôt cool. C'est comme quand Thierry Ardisson se dit monarchiste. C'est provocateur, ça lance un défi intellectuel qu'on peut choisir ou non de relever, mais devant lequel l'indifférence, l'air blasé ou les réponses toutes faites ne sont pas possibles. Vive l'anarchie!

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