Cosignataires Forcés

La France est en crise. Je suis né en 1968, j'ai commencé à écouter les nouvelles à six ans, en 1974, et la France a toujours été en crise d'aussi loin que je me souvienne. Il n'y a pas qu'elle, d'ailleurs. L'Allemagne est en crise. La Belgique va se diviser. La Hollande sombre dans l'insécurité. Les pays scandinaves ne savent plus à quelle réforme se vouer. Les Etats-Unis se demandent si ça valait vraiment le coup de détruire deux pays pour venger les deux tours démolies le 11 septembre.

Revenons en France. Les déclinologues ont eu assez de succès d'audience pour provoquer des réponses cinglantes du monde politique, qui se sentait visé. Il est vrai que Jacques Chirac était Premier Ministre en 1974 et est Président de la République aujourd'hui, 37 ans plus tard. D'où une certaine continuité dans la classe politique, et une certaine solidarité avec les erreurs du passé. Même si les Français choisissent l'alternance à chaque échéance électorale, ils ont le sentiment que ça n'améliore rien.

D'où leur flirt avec les hors-système comme Jean-Marie Le Pen et José Bové. Leur principal attrait, à l'un et à l'autre, est d'avoir lutté pied à pied pendant des années contre les hommes et les femmes qui incarnaient le pouvoir. Mais s'ils n'ont pas encore été co-optés par le système, est-ce un signe d'intégrité ou d'incapacité à fédérer? Si l'un ou l'autre accédait au pouvoir, comment ne pas croire qu'il deviendrait comme ceux qu'il remplace?

Le problème c'est le système. Et le système c'est la démocratie. La démocratie est aujourd'hui une vache sacrée. La remettre en question, c'est être un tyran sanguinaire ou vouloir renvoyer l'humanité à l'âge de pierre. Vraiment? La réflexion sur les systèmes politiques est aussi ancienne que la civilisation. Platon et Aristote ont écrit des textes fameux sur ce sujet, et même avant eux le philosophe Chinois Lao Zi (Lao Tseu). A cette époque il était permis de penser, de questionner sur ce sujet. Pourquoi pas maintenant?

Plus près de nous, ceux qu'on appelle les Pères Fondateurs de la Révolution Américaine, imprégnés de la philosophie des Lumières, ont énormément réfléchi sur le sujet et, fait presque unique dans l'histoire, réussi à mettre en pratique leurs idéaux. L'histoire s'est-elle arrêtée? Pourquoi cette voie de réflexion s'est-elle terminée en cul-de-sac? Pourquoi serait-il tabou d'engager un dialogue à ce sujet? Est-ce faute d'idées nouvelles, parce que tout a été dit et écrit et nous avons résolu toutes les questions méritant discussion?

Mais alors, pourquoi ce sentiment de malaise en France et dans certaines grandes démocraties occidentales à l'orée du troisième millénaire? Je ne crois pas. Le progrès en ce domaine, comme dans tous les autres, n'a cessé de révéler des idées et des angles d'analyse nouveaux. Il est temps d'en discuter franchement.

Avec tout le monde. Ce n'est pas l'affaire des élites. Cela nous concerne tous, car c'est nous tous qui aurons à payer les pots cassés si nous nous obstinons sur la mauvaise voie.

Deux mots d'avertissement. Si je remets en cause la démocratie, ce n'est pas parce qu'elle offre trop de liberté au citoyen, mais trop peu. Je ne veux pas un retour au royalisme ou au pouvoir féodal, ni à l'esclavagisme, mais au contraire un saut vers un niveau supérieur de liberté. Un premier saut a été réalisé il y a environ 200 ans quand l'Ancien Régime s'est effondré, mais maintenant l'humanité est prête pour un second.

Si je remets en cause la démocratie, ce n'est pas parce qu'elle offre trop de lien social, mais trop peu. Je ne veux pas que l'homme retourne vivre comme un loup solitaire dans la forêt, je veux au contraire permettre l'avènement de sociétés humaines plus unies, où le consentement spontané à la solidarité est plus parfait. Je crois que c'est possible. Si ça vous intéresse, vous pouvez continuer de lire. Sinon adieu, bonne chance, et de grâce ne mettez pas les bâtons dans les roues de ceux qui essaient d'avancer.



Les pages les plus importantes de la réflexion moderne sur les systèmes de gouvernement, leurs avantages et leurs défauts, surtout les défauts invisibles de prime abord qui n'apparaissent qu'au fil du temps, ont été écrites en langue française. Le contrat social de Jean-Jacques Rousseau; puis Alexis de Tocqueville, le grand penseur de la démocratie; un auteur peu connu appelé Gustave de Molinari que je voudrais faire découvrir ici; même l'anarchiste Pierre Joseph Proudhon.

Partons de la devise de la France: liberté, égalité, fraternité.

La liberté est une aspiration profondément individualiste. Je suis absolument libre de faire ce que je veux avec mon corps et ce qui m'appartient. Comme le dit l'article 4 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.

L'égalité est un mot plus ambigu. Est-ce l'égalité en droit, c'est-à-dire le droit égal qu'a chacun d'être libre? Mais alors cela engendrera des inégalités de résultat, car certains choisiront délibérément de travailler plus que les autres et seront donc libres de réussir mieux que les autres. Ou est-ce l'égalité de résultat, ce qui introduit une notion sociale de comparaison entre les personnes, de solidarité... de fraternité?

Cette ambiguïté du mot égalité prouve bien qu'il existe une tension profonde entre la liberté et la fraternité. Soit on fait ce qu'on veut, soit on est redevable aux autres.

A ce stade, il serait bon de rappeler que la liberté et la fraternité sont toutes deux également nécessaires à la vie en société. La liberté fait l'essence de l'être humain: agir pour améliorer sa condition et celle de sa famille. La fraternité permet de coopérer avec d'autres pour réaliser ensemble de plus grandes choses. Il est vain de vouloir sacrifier l'une à l'autre, car les êtres civilisés ont un égal besoin des deux.



Le malaise actuel vient de ce que les gens ne se sentent pas assez libres, et qu'ils n'ont pas assez envie d'être solidaires. En fait, ils vivent la solidarité forcée comme une négation de leur liberté. La liberté et la solidarité ne sont antithétiques que si l'on a pas librement choisi d'être solidaire, avec qui et dans quelle mesure.

La fraternité, la solidarité et l'égalité de résultat s'effectuent en pratique par le truchement d'une administration centralisée, un gouvernement qui est le médiateur obligé de toutes les relations sociales. Un individu ne peut pas avoir de relations directes avec les 60 millions d'autres individus qui partagent sa destinée, donc il entre en relation avec l'état. L'état lui distribue des avantages, prélève les impôts et impose des lois au nom du reste du peuple. Ce gouvernement si souvent critiqué ne fait que représenter les autres, ceux avec qui on a choisi de lier son destin. S'il y a crise, ce n'est peut-être pas le symptôme d'une insuffisance gouvernmentale, mais bien une crise de la relation sociale. La relation aux autres est subie de mauvais gré, voire imposée de force et non consentie.

Comment cela se peut-il? Ne me dites pas que les Français aspirent à vivre comme des bêtes sauvages dans leur trou sans jamais se connecter aux autres. Ce n'est pas le principe général de la relation sociale qu'ils remettent en cause, mais la nature spécifique de la relation sociale qui leur est imposée. Comme le gouvernement n'est que l'émanation des citoyens, ça ne laisse qu'une possibilité logique: on veut bien lier son destin avec certaines personnes, mais pas celles-là. On veut avoir la liberté de choisir la liste des gens avec qui on échangera fraternité, solidarité et égalité de résultats.

Cette manière d'interpréter la condition moderne est tout-à-fait révolutionnaire, mais d'une part c'est la seule explication logique, et d'autre part une fois qu'on l'a vue de nombreux faits incompréhensibles s'expliquent.

Par exemple, à chaque fois qu'un Français part à l'étranger, c'est bien qu'il veut lier son destin avec tous les résidents de son pays d'accueil, mais surtout pas avec ceux du pays où il est né. Et il y en a tellement qui font ce choix...

Même en restant en France, l'animosité entre factions politiques est d'une virulence extrême. Par exemple, Jean-Marie Le Pen a recueilli 5 millions de voix, mais il y a au moins autant de Français qui vouent aux gémonies chacun de ses électeurs. Le même phénomène se produit de l'autre côté de l'échiquier politique. Ces gens-là ne veulent pas partager leur destin avec ceux de l'autre bord.

Le Général de Gaulle a dit: "Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 258 variétés de fromage ?" Le moment est peut-être venu d'admettre que la France est ingouvernable parce que les Français revendiquent la liberté de choisir la liste des gens avec qui ils seront solidaires.

Et de quel droit leur supprimerait-on cette liberté?



Il faut appeler un chat un chat: le simple fait d'habiter à une certaine adresse impose une solidarité obligatoire avec une liste de gens qu'on ne connaît pratiquement pas, et qui n'ont pour point commun que d'avoir une adresse située dans la même zone géographique. Les frontières de cette zone sont arbitraires et ont été déterminées par les générations précédentes, hors du consentement de la génération présente. Elles l'ont d'ailleurs été au prix d'atroces violences commises contre ceux qui étaient de l'autre côté de la frontière. Est-ce ainsi qu'on doit vivre aujourd'hui?

Dans n'importe quel autre domaine de la vie, cela constituerait une atteinte insupportable aux libertés les plus fondamentales. Est-ce qu'habiter en France impose d'avoir la religion catholique? De faire carrière dans la restauration? D'avoir deux enfants? Non, non et non. Alors pourquoi cela imposerait-il une solidarité forcée avec soixante millions de personnes que vous n'avez pas choisies, et dont une bonne proportion déteste vos choix de vie?

Le contrat social est un contrat entre individus. Il est d'autant plus fort qu'on y consent, c'est-à-dire qu'on accepte la liste des cosignataires. Sinon on n'a qu'à résilier ce contrat et en passer un avec d'autres cosignataires. Je ne vois pas pourquoi cela impose de déménager. Quel rapport avec mon adresse postale? Il s'agit d'êtres humains en chair et en os, et je peux très bien choisir de partager le destin de gens qui vivent plus loin mais pas celui de mon voisin d'en face. C'est une question d'affinité. Sans liberté de choisir il n'y aura pas d'affinité, et sans affinité il n'y aura ni sentiment de solidarité, ni contrat social. Aucun contrat social n'a le droit de s'arroger le monopole d'un territoire donné.

Forcer des gens qui n'ont aucune affinité entre eux à co-signer le même contrat social, juste pour une question d'adresse postale, c'est diabolique.

Aucun commentaire:

Technorati